Chapitre IV

L’orage éclata dans la vallée juste avant la nuit. Dasein était installé dans un grand fauteuil, chez Piaget. Son épaule était maintenant fermement immobilisée par un bandage. Jenny était assise sur un coussin devant lui. Un regard accusateur se lisait sur ses traits.

C’était un Burdeaux aussi doux qu’inflexible qui l’avait conduit à la clinique jouxtant le domicile de Piaget, et ne l’avait laissé qu’une fois entré dans l’atmosphère antiseptique d’une salle d’urgence carrelée.

Dasein ne savait à quoi il s’était attendu – en tout cas pas au détachement professionnel qu’avait affiché Piaget pour lui soigner l’épaule.

« Déchirure des ligaments, avait-il diagnostiqué. Plus une légère luxation. Qu’est-ce que vous vouliez faire – vous suicider ? »

Dasein avait gémi lorsqu’on avait serré le bandage. « Où est Jenny ? »

— Elle prépare le dîner. On lui racontera vos bêtises une fois que vous serez réparé. Piaget avait fixé l’extrémité du bandage. « Vous ne m’avez pas expliqué ce que vous faisiez. »

— Je fouinais ! avait grommelé Dasein.

— Voyez-vous ça ! Il lui passait une bande autour du cou pour immobiliser son bras. « Là, ça devrait vous maintenir un moment. Ne bougez pas ce bras plus que nécessaire. Je suppose que je n’ai pas besoin de vous le dire. Vous pouvez laisser votre veste : il y a un passage couvert jusqu’à chez moi – par cette porte, en face. Allez-y, je vous envoie Jenny vous tenir compagnie jusqu’à l’heure du dîner. »

Le passage couvert avait des cloisons vitrées ; des pots de géraniums le longeaient. L’orage éclata alors qu’il avançait entre les rangées de pots ; il s’arrêta un instant pour contempler la pelouse fraîchement coupée, les alignements de rosiers, le ciel bas et plombé. Le vent balayait la pluie dans l’allée derrière les roses, inclinant les branches des bouleaux blancs. Les gens se hâtaient sur le trottoir. Les pans trempés de leurs manteaux leur battaient les jambes à chaque rafale.

Dasein se sentait légèrement étourdi, frissonnant malgré la protection de la véranda. Que fais-je ici ? se demanda-t-il. La gorge sèche, il déglutit, puis pressa le pas vers la porte de la maison. Il pénétra dans une salle de séjour lambrissée, encombrée de meubles lourds. Il y régnait une vague odeur de poêle à charbon. Son épaule était le siège d’une douleur sourde. Il traversa la pièce, longea une desserte emplie de cristaux, s’installa avec précaution dans un fauteuil confortable et profond, recouvert d’un tissu à côtes vertes.

L’immobilité et la provisoire accalmie de sa douleur l’emplirent d’une sensation passagère de soulagement. Puis son épaule se remit à l’élancer.

Claquement de porte – bruits de pas pressés.

Jenny surgit devant lui, provenant d’une large arcade sur sa gauche. Son visage était congestionné. Une mèche de cheveux humides lui balayait la tempe. Elle portait une robe orange toute simple, dont la tache de couleur détonnait dans cette pièce aux teintes neutres. Dasein se rappelait lui avoir dit sur un ton bizarrement détaché que l’orange était sa couleur préférée. Ce souvenir l’emplissait d’un inexplicable sentiment de méfiance.

— Gil, pour l’amour du ciel ! dit-elle alors, en s’arrêtant devant lui, les mains sur les hanches.

Dasein avala.

Jenny regarda sa chemise ouverte, les bords du pansement, le bandage. Brusquement, elle tomba à genou, posa la tête dans son giron, et l’enserra dans ses bras ; il vit qu’elle pleurait – des larmes silencieuses qui luisaient, humides, sur ses joues.

— Hé ! Jenny… Ces larmes, ce visage immobile – il se sentait gêné. Elle provoquait en lui un sentiment de culpabilité, comme si, en un certain sens, il l’avait trahie. Une sensation qui effaçait sa douleur et sa fatigue.

Jenny prit sa main gauche, y pressa la joue.

— Gil, murmura-t-elle, marions-nous – tout de suite.

Pourquoi pas ? se demanda-t-il. Mais le sentiment de culpabilité subsistait… tout comme les questions sans réponses. Jenny était-elle l’appât du piège qu’on avait monté pour lui ? Et si oui, le savait-elle ? Le ver sait-il qu’il est empalé sur l’hameçon pour attirer la truite ?

Une toux discrète se fit entendre du côté de l’arcade.

Jenny s’écarta, mais continua de lui tenir la main.

Dasein leva les yeux et découvrit Piaget. L’homme s’était changé pour une veste bleue qui lui donnait encore plus une allure de mandarin. Sa tête massive était légèrement inclinée sur la droite, avec un air d’amusement mais les yeux sombres le dévisageaient, calculateurs.

Derrière Piaget, Dasein remarqua qu’on avait allumé des appliques dans ce qui s’avérait la salle à manger : il vit une grande table ovale avec trois couverts dressés sur la nappe blanche, l’éclat des cristaux et de l’argenterie.

« Jenny ? » dit Piaget.

Elle soupira, lâcha la main de Dasein pour aller s’asseoir dans un canapé vert, les jambes repliées sous elle.

Dasein nota peu à peu une odeur de viande grillée piquée d’ail. Il se rendit compte qu’il avait faim. Ses sens aiguisés remarquèrent un parfum entêtant : il reconnut l’odeur du Jaspé.

— Je crois que nous devrions discuter de votre prédisposition aux accidents, dit Piaget. Y voyez-vous un inconvénient ?

— Pas du tout. Il observa le médecin avec attention. Sa voix trahissait sa prudence, une hésitation que n’expliquait pas seulement la réticence d’un hôte à aborder un sujet embarrassant.

— Avez-vous eu beaucoup d’accidents douloureux ? commença Piaget. Il traversa la pièce en direction d’une chaise en cuir derrière Jenny. Lorsqu’il se fut assis, il regardait Dasein par-dessus l’épaule de Jenny et ce dernier le soupçonna immédiatement d’avoir choisi cette position avec un soin délibéré. Piaget et Jenny semblaient ainsi faire front contre lui.

— Eh bien ? demanda Piaget.

— Pourquoi ne pas échanger les réponses ? contra Dasein. Vous répondez à mes questions, et je réponds aux vôtres.

— Oh ? Le visage de Piaget se détendit en un sourire entendu nuancé d’étonnement.

Jenny semblait troublée.

— Quelle est votre question ? demanda Piaget.

— Un marché est un marché, dit Dasein. D’abord une réponse. Vous me demandez si j’ai subi beaucoup d’accidents. Non, je n’en ai pas eu. Du moins, pas avant d’arriver ici. Je ne puis juste que me rappeler un seul : une chute du haut d’un pommier lorsque j’avais huit ans.

— Bien. Alors, vous avez une question pour moi ?

Jenny fronça les sourcils, détourna son regard.

Dasein se sentit brusquement la gorge sèche. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix râpeuse :

— Dites-moi, Docteur… comment sont morts les deux enquêteurs… ceux qui m’ont précédé ?

Jenny fit brusquement volte-face :

— Gil ! Elle semblait outrée.

— Du calme, Jenny, lança Piaget. Un tic nerveux crispait sa joue gauche. « Vous êtes sur la mauvaise piste, jeune homme, grommela-t-il. Nous ne sommes pas des sauvages. C’est inutile. Si nous désirons que quelqu’un parte, il part. »

— Et vous ne voulez pas que je parte ?

— Jenny ne veut pas que vous partiez. Et cela vous fait deux questions. Vous me devez une réponse.

Dasein opina. Il fixa les yeux sur Piaget assis derrière Jenny, répugnant à croiser le regard de cette dernière.

— Aimez-vous Jenny ?

Dasein déglutit, détourna les yeux et rencontra ceux implorants, de Jenny. Piaget connaissait la réponse à cette question ! Pourquoi la lui posait-il maintenant ?

— Vous le savez bien, répondit-il.

Jenny sourit mais deux larmes brillaient à ses paupières.

— Alors, pourquoi avoir attendu un an pour venir ici le lui dire ? La voix de Piaget était coupante, accusatrice et Dasein se raidit.

Jenny se tourna et regarda son oncle avec étonnement. Ses épaules tremblaient.

— Parce que je ne suis qu’un idiot d’entêté : je n’ai pas envie que la femme que j’aime me dise où je dois vivre.

— Ainsi donc vous n’aimez pas notre vallée, dit Piaget. Peut-être que nous pourrons changer votre opinion en ce domaine. Voulez-vous nous laissez essayer ?

Non ! pensa Dasein. Je ne veux pas ! Mais il savait que cette réponse, viscérale, instinctive, aurait l’air coléreuse, puérile.

— Faites votre possible, grommela-t-il.

Et Dasein se demanda : Que voulait lui faire comprendre son instinct ? Qu’avait d’anormal cette vallée pour éveiller ses soupçons à la moindre occasion ?

— Le dîner est prêt.

C’était une voix de femme en provenance de l’arcade. Dasein se retourna et vit une femme, sombre et farouche, vêtue d’une robe grise. C’était l’incarnation de l’Américaine d’antan à la Grant Woods : le nez long, l’œil méfiant, le visage un masque désapprobateur.

— Merci, Sarah, dit Piaget. Je te présente le Dr Dasein, l’ami de Jenny.

Le jeune homme battit en retraite devant son regard évaluateur :

— Le dîner va refroidir, annonça-t-elle. Piaget se souleva de sa chaise.

— Sarah est ma cousine. Elle est issue de la vieille branche Yankee de la famille et refuse obstinément de dîner avec nous lorsque nous mangeons à une heure raisonnable.

— Complètement insensés, vos horaires ; grommela-t-elle. À cette heure-ci, mon père était déjà couché.

— Et debout à l’aube, compléta Piaget.

— N’essaie pas de te payer ma tête, Larry Piaget ; sur ce, elle fit demi-tour. « À table. J’apporte le rôti. »

Jenny s’approcha de Dasein et l’aida à se lever. Elle se serra contre lui, lui donna un baiser sur la joue et murmura :

— Elle t’aime vraiment bien. Elle me l’a dit dans la cuisine.

— Qu’est-ce que vous marmonnez tous les deux ? demanda Piaget.

— J’apprenais à Gil ce que Sarah a dit de lui.

— Et qu’a-t-elle dit ?

— Elle a dit : “Larry ne risque pas d’intimider ce jeune homme. Il a les mêmes yeux que Papy Sather.”

Piaget se tourna pour considérer Dasein.

— Par Saint-George, c’est vrai. Je n’avais pas remarqué. Il fit demi-tour avec brusquerie et pénétra dans la salle à manger. « Dépêchons, sinon Sarah va modifier la bonne opinion qu’elle a de vous. Autant nous l’éviter. »

Pour Dasein, ce fut l’un des plus étranges dîners de son existence.

Il y avait cette douleur de son épaule blessée, une pulsation lancinante qui accentuait sa perception et faisait ressortir chaque mot, chaque geste avec un relief accusé. Il y avait Jenny – elle n’avait jamais paru si chaleureusement féminine et désirable. Il y avait Piaget, qui avait décrété une trêve pour la durée du repas et assommait Dasein de questions sur ses cours à l’Université, ses professeurs, ses camarades d’étude, ses ambitions personnelles. Il y avait Sarah, officiant au service comme un spectre murmurant qui n’avait d’yeux que pour Jenny.

Avec Sarah, les désirs de Jenny sont des ordres, se dit Dasein.

Enfin, il y avait la nourriture : une côte de bœuf cuite à point avec une rare perfection, la sauce au Jaspé qui nappait les petits pois et les crêpes aux pommes de terre, la bière locale au parfum astringent, et pour dessert des pêches au miel.

La bière, pour accompagner le repas, parut tout d’abord étrange à Dasein ; puis il fit l’expérience du jeu des saveurs, ce mélange subtil de principes aromatiques qui renforçaient sur sa langue chaque parfum tout en se combinant pour créer des sensations entièrement nouvelles. Il réalisa que ses divers sens interagissaient – il fit l’expérience du goût des odeurs, des couleurs qui renforçaient les arômes.

Piaget avait goûté le premier la bière. Il avait opiné et remarqué – Elle est fraîche.

— Elle a moins d’une heure, comme vous l’avez demandé, avait noté Sarah, coupante. Avec un regard de défi à l’adresse de Dasein.

Il était neuf heures et demie lorsque Dasein les quitta.

— J’avais fait venir votre camion, dit Piaget. Je crois que vous pourrez le conduire, ou voulez-vous que je demande à Jenny de vous raccompagner à l’hôtel ?

— Ça ira très bien.

— Ne prenez pas les cachets de calmant que je vous ai donnés avant d’être en sûreté dans votre chambre, l’avertit Piaget. Je n’ai pas envie de vous voir quitter la route.

Ils étaient sous la large véranda devant la maison, les lampadaires de la rue dessinaient les ombres des bouleaux sur la pelouse. La pluie avait cessé mais l’air nocturne était encore humide et froid.

Jenny lui avait jeté sa veste sur les épaules. Elle était à ses côtés, le visage marqué de rides soucieuses.

— Es-tu certain que ça ira ?

— Tu devrais savoir que je suis capable de conduire d’une seule main, remarqua-t-il dans un sourire.

— Tu es parfois terrible, remarqua-t-elle. Je me demande ce qui a bien pu m’attirer en toi.

— C’est la chimie.

Piaget s’éclaircit la gorge.

— Dites-moi, Gilbert. Que faisiez-vous donc sur le toit de l’hôtel ?

Dasein sentit un brusque pincement au cœur, la sensation que cette question venait à un moment incongru.

À Dieu va ! se dit-il. Voyons ce que donne une réponse directe.

— J’essayais de découvrir pourquoi vous entourez d’un tel secret votre télévision.

— Un secret ? Piaget hocha la tête. « Ce n’est qu’un projet qui m’est cher : ils analysent les infantilismes débiles de la télé en vue d’accumuler des données pour un livre que j’ai à l’esprit. »

— Alors, pourquoi ce secret ? Dasein sentit Jenny lui agripper le bras ; il ignora la peur que trahissait sa réaction.

— C’est par considération pour les sensibilités individuelles. Il n’y a pas de secret là-dedans. La plupart des émissions rendent dingues nos concitoyens. Nous surveillons les informations, bien sûr, mais même celles-ci ne sont pour la plus grande part que de la bouillie, sucrée et prédigérée.

L’explication de Piaget avait un accent partiel de vérité mais Dasein se demanda ce qu’il y avait derrière. Que cherchaient d’autre les femmes dans cette pièce ?

— Je vois, dit Dasein.

— Vous me devez une réponse, maintenant.

— Allez-y.

— Une autre fois. Je vous laisse tous les deux vous dire bonne nuit.

Il rentra, ferma la porte.

Dasein redescendait maintenant la rue au volant de son camion ; l’excitante sensation du baiser de Jenny lui brûlait encore les lèvres.

Il arriva à la fourche peu avant dix heures, hésita, puis obliqua sur la droite pour emprunter la route qui quittait la vallée vers Porterville. Une décision qu’il avait prise, semblait-il, dans un réflexe d’autodéfense, mais il se persuada qu’il désirait juste avoir l’occasion de conduire un moment… et de réfléchir.

Que m’arrive-t-il ? Il s’interrogeait. Il se sentait l’esprit anormalement clair, mais un tel sentiment d’inquiétude l’habitait qu’il en avait l’estomac noué. Ses perceptions s’étaient étrangement élargies. Il voyait maintenant que de se concentrer sur la psychologie l’avait poussé à l’introversion ; son univers s’était rétréci. Quelque chose repoussait désormais les barrières qu’il s’était imposées, il pressentait au-delà des choses tapies dans l’ombre, des choses qu’il avait peur d’affronter.

Pourquoi suis-je ici ? se demanda-t-il.

Il pouvait remonter la chaîne des causes et des effets jusqu’à l’université, jusqu’à Jenny… mais à nouveau surgit derrière cette chaîne l’interférence de ces choses qu’il craignait.

La nuit défilait et se refermait derrière son camion et il s’aperçut qu’il fuyait vers le sommet de la montagne, tentait d’échapper à la vallée.

Il revit Jenny telle qu’elle était apparue ce soir : une elfe en robe et souliers orange, adorable Jenny qui s’était faite belle pour lui, et dont le visage irradiait l’amour et la sincérité.

Des fragments épars de la conversation du dîner lui revinrent en mémoire. Le Jaspé. « C’est du vieux Jaspé – profond. » C’était la remarque de Jenny en goûtant la sauce. « Il est bientôt temps de descendre une nouvelle section de Jaspé au numéro cinq. » C’était Sarah, au moment d’apporter le dessert. Et Piaget : « J’en parlerai aux gars demain matin. »

Maintenant qu’il y repensait, Dasein s’aperçut que même le miel avait ce discret arrière-goût amer et familier. Puis il s’étonna de la fréquence avec laquelle le Jaspé revenait dans leurs conversations. Ils ne s’en écartaient jamais bien loin et semblaient ne rien trouver d’inhabituel dans cette constance. Ils parlaient de Jaspé… même dans les moments les plus inattendus.

Il avait atteint le col à présent et tremblait avec une sensation équivoque de délivrance… et de perte.

Le feu avait ravagé les pentes à travers lesquelles il redescendait maintenant. Le vent qui s’engouffrait dans les bouches d’aération sentait les cendres humides et il se rappela ce qu’on lui avait dit au sujet de la panne de téléphone. Les nuages, en dehors de la vallée, commençaient à se dissiper. Des troncs carbonisés se dressaient sur les pentes brûlées tels des pictogrammes chinois peints sur des collines baignées par la lune.

Soudainement, son esprit se raccrocha à une raison logique pour sortir de la vallée : Le téléphone ! Il faut que j’appelle Selador pour discuter avec lui. Les lignes de la vallée sont coupées, mais je peux l’appeler de Porterville… avant de revenir.

Il conduisit alors sans hésiter, tout son être suspendu, rigide, étrangement dépourvu d’émotion – l’esprit vide. La douleur de son épaule avait même diminué.

Porterville surgit de la nuit ; la nationale devint une large avenue, avec sur la gauche un panneau bleu et blanc annonçant « gare routière » au-dessus d’un café ouvert toute la nuit. Devant : deux gros semi-remorques, une petite décapotable et une voiture de police verte et blanche. De l’autre côté, une lueur orange : l’enseigne du « Saloon du Filon de Frenchy ». Les voitures garées donnaient une impression de décrépitude, toutes semblables dans leur antique délabrement.

Dasein passa devant, trouva une cabine téléphonique isolée près d’un lampadaire au coin d’une station Shell éteinte. Il vira, se gara près de la cabine. Le moteur chaud faisait de l’auto-allumage et continua de tourner en cliquetant après qu’il eut coupé le contact. Il le fit caler en jouant sur l’embrayage puis resta assis à regarder la cabine. Il sortit enfin. Son mouvement arracha au camion un craquement lugubre.

La voiture de police passa devant lui, ses phares projetant des ombres énormes sur la palissade blanche qui se dressait derrière la cabine téléphonique.

Dasein soupira, entra dans la cabine. Il sentait une étrange réticence l’envahir : il dut se forcer pour composer le numéro.

La voix précise de Selador jaillit de l’écouteur :

— Gilbert ? Est-ce vous, Gilbert ? Ont-ils réparé les lignes ?

— J’appelle de Porterville, en dehors de la vallée.

— Quelque chose ne va pas, Gilbert ?

Dasein déglutit. Même à distance, Selador restait perspicace. Quelque chose ne va pas ? Il fit une brève énumération de ses accidents.

Après un silence prolongé, Selador répondit :

— C’est très curieux, Gilbert, mais je n’arrive pas à voir comment vous pouvez arriver à considérer ces incidents autrement que comme des accidents. Tenez, pour le gaz, par exemple, ils ont fait des efforts considérables pour vous sauver. Et quant à votre chute – comment aurait-on pu savoir que vous seriez celui qui passerait par là ?

— Je voulais juste vous en informer. Piaget pense que je suis prédisposé aux accidents.

— Piaget ? Oh, oui – le médecin local. Eh bien, Gilbert, on devrait toujours se garder de faire des affirmations en dehors de son domaine. Je doute que Piaget soit qualifié pour diagnostiquer une prédisposition aux accidents, même s’il existait un tel syndrome – ce que personnellement je ne crois pas. Selador s’éclaircit la voix. « Vous ne croyez pas sérieusement que ces gens aient envers vous des intentions malveillantes ? »

La voix posée, sensée, de Selador avait un effet calmant sur Dasein. Bien sûr qu’il avait raison. Ici, hors du contexte de la vallée, les événements des dernières vingt-quatre heures prenaient une signification différente.

— Bien sûr que non, dit Dasein.

— À la bonne heure ! vous m’avez toujours paru avoir la tête sur les épaules, Gilbert. Maintenant, laissez-moi vous mettre en garde : vous vous êtes peut-être immiscé dans une situation où les gens font, en toute bonne foi, preuve de négligence. Au vu des circonstances, l’Auberge pourrait s’avérer un endroit extrêmement dangereux et vous feriez mieux de la quitter.

— Pour aller où ?

— Il doit bien y avoir d’autres solutions.

Des négligences à l’Auberge ? Dasein était perplexe. Mais alors, pourquoi n’y avait-il pas d’autres victimes ? Un endroit dangereux, certes – mais uniquement parce qu’il faisait partie intégrante de la vallée. Il se sentait fort peu enclin à partager l’opinion de Selador ; comme si sa réticence provenait de faits inaccessibles à son correspondant.

Brusquement, Dasein vit comment l’incident du tapis pouvait avoir été dirigé contre lui. Il songea à un piège délibéré. L’appât ? La salle de télévision bien sûr – un endroit bizarre, propice à éveiller sa curiosité. Autour de l’appât on avait disposé plusieurs pièges, tous les accès étaient gardés. Il se demanda à quelle chausse-trappe il avait échappé sur le toit. En y repensant, Dasein se rappela la façon dont la rampe s’était brisée.

— Gilbert, vous êtes là ?

La voix de Selador était ténue, lointaine.

— Oui – je suis là.

Dasein hocha la tête. C’était d’une telle simplicité. Cela répondait au malaise vague qui ne cessait de le troubler à propos de ces accidents. C’était si simple – simple comme un dessin d’enfant sur la buée d’une fenêtre : pas un trait de trop, aucun indice superflu. L’appât, et les pièges.

Même envisagée ainsi, Dasein se rendit compte que Selador ne voudrait pas admettre cette solution. Elle respirait la paranoïa. Si la théorie était fausse, c’était de la paranoïa : elle impliquait une organisation, de nombreux exécutants, des complicités officielles.

— Désirez-vous autre chose, Gilbert ? Nous dépensons de l’argent à des silences plutôt coûteux.

Dasein se ressaisit brusquement :

— Oui, Monsieur. Vous vous rappelez l’article de Piaget sur les Santarogans et les allergènes ?

— Absolument. Selador se racla la gorge.

— Je voudrais que vous questionniez les responsables de la Santé publique et du Ministère de l’agriculture. Pour trouver s’ils ont opéré des analyses chimiques des productions agricoles de la vallée – y compris le fromage.

— Santé publique… agriculture… fromage, répétait Selador. Dasein pouvait presque le voir prendre des notes. « Quelque chose d’autre ? »

— Peut-être. Pourriez-vous joindre les avoués de l’agence immobilière et de la chaîne de magasins ? Je suis sûr qu’ils doivent avoir examiné les possibilités de recours légal pour les terrains loués qu’ils…

— Où voulez-vous en venir, Gilbert ?

— La chaîne de magasins a loué les terrains et construit ses coûteuses installations avant de découvrir que les Santarogans ne voulaient pas commercer avec elle. Est-ce délibéré ? Les agents immobiliers Santarogans piègent-ils les étrangers sans méfiance ?

— Une conspiration à démonter… Je vois. Je serais plutôt enclin à croire, Gilbert, que cette veine a déjà été épuisée.

À l’entendre parler ainsi. Dasein jugea que son habituelle perspicacité s’était émoussée. La fatigue sans doute.

— C’est fort probable, reprit Dasein. Mais je pourrais quand même, sans inconvénient pour personne, voir ce qu’en pensent les aigles du barreau. Je pourrais recueillir sur place de nouveaux indices.

— Très bien. Et, Gilbert, quand allez-vous me transmettre une copie de vos notes ?

— Je vous envoie ce soir quelques carbones, depuis Porterville.

— Demain fera l’affaire. Il se fait tard et…

— Non, Monsieur. Je n’ai aucune confiance dans la poste de Santaroga.

— Pourquoi ?

Dasein lui conta la colère de Jenny devant les demoiselles des postes. Selador gloussait.

— On dirait une vraie bande de harpies, remarqua-t-il. N’y a-t-il pas de lois contre le détournement du courrier ? Mais bien entendu, avec des gens prêts à tout et ainsi de suite… J’espère que vous avez trouvé Miss Sorge en bonne forme.

— Plus belle que jamais. Dasein essaya de garder un ton léger. Il s’interrogea brusquement sur Selador : Miss Sorge. Pas d’hésitation, pas de question sur le fait qu’elle n’était pas mariée…

— Nous enquêtons sur la source de leur approvisionnement en carburant, reprit Selador. Rien encore là-dessus. Soyez prudent, Gilbert. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quoi que ce soit.

— Je partage entièrement votre opinion.

— Eh bien, dans ce cas, bonsoir. La voix de Selador semblait hésitante. Un claquement indiqua qu’on avait coupé.

Dasein raccrocha. Un bruit derrière lui le fit se retourner. Une voiture de police entrait dans la station service. Elle s’arrêta devant la cabine. Un projecteur l’éblouit. Il entendit une porte s’ouvrir, des pas s’approcher.

— Enlevez cette foutue lumière de devant mes yeux ! lança Dasein.

La lampe fut détournée. Il put distinguer une forme massive en uniforme qui lui barrait la sortie, le reflet d’un macaron.

— Des ennuis ? Une voix curieusement haut perchée pour venir d’une telle silhouette.

Dasein fit un pas hors de la cabine, encore furieux devant la façon dont on avait braqué le projecteur sur lui.

— Pourquoi, il faudrait ?

— Sacrés Santarogans, marmonna le représentant de l’ordre, Ça doit être important pour que vous veniez ici donner un coup de téléphone.

Dasein s’apprêtait à protester qu’il n’était pas un Santarogan mais il demeura silencieux devant le flot de questions qui assaillaient son esprit : Pourquoi les étrangers le prenaient-ils pour un Santarogan ? Le gros homme dans la Chrysler et maintenant ce policier. Dasein se remémora les paroles de Marden. Quel était leur signe distinctif ?

— Si vous avez terminé, vous feriez mieux de rentrer chez vous, dit le flic. Pouvez pas garer ici toute la nuit.

Dasein se souvint brusquement de sa jauge à essence : elle fonctionnait mal et frôlait le zéro même lorsque le réservoir était plein. Pourrait-il leur faire croire qu’il devait attendre l’ouverture de la station au matin ? Et s’ils réveillaient un pompiste et découvraient que le réservoir n’acceptait que quelques litres ?

Pourquoi suis-je en train d’élaborer ces ruses mesquines ? se demanda Dasein.

Il prit conscience de sa réticence à retourner à Santaroga. Pourquoi ? À force de vivre dans la vallée, se transformait-il en Santarogan ?

— Une véritable œuvre d’art, votre bandage, remarqua le policier. Un accident ?

— Rien de grave. Une simple foulure.

— Eh bien, bonne nuit. Soyez prudent sur cette route. » Le policier regagna son véhicule, dit quelque chose à voix basse à son collègue. Ils étouffèrent un rire. Puis la voiture sortit lentement de la station.

Ils m’ont pris pour un Santarogan, songea Dasein ; et il considéra les réactions qui avaient accompagné cette méprise. Ils ne semblaient guère apprécier sa présence, mais répugnaient curieusement à le montrer… comme s’il leur faisait peur. Ils n’avaient cependant pas hésité à le laisser seul ici – preuve qu’ils ne le considéraient pas comme un criminel.

Troublé par cet incident mais incapable de s’expliquer pourquoi, Dasein remonta dans son camion et prit la direction de Santaroga.

Pourquoi avaient-ils supposé qu’il était Santarogan ? La question continuait de le tourmenter.

Un nid-de-poule lui rappela brutalement l’existence de son épaule. La douleur s’était muée en un élancement sourd. Il avait pourtant l’esprit parfaitement clair, en équilibre sur le fil aiguisé de sa perception. Il se mit à s’interroger sur cette sensation tout en conduisant.

La route se déroulait devant lui, montait… montait…

Tels des fragments de son tracé, des images éparses surgissaient dans sa mémoire. Accompagnées de mots et de phrases, en un enchevêtrement dément, sans ordre. Leur sens lui échappait. Pris d’une ivresse soudaine, il tentait de se raccrocher à ces sensations.

Une grotte… un homme qui boitait… le feu…

Quelle grotte ? s’étonna-t-il. Où donc ai-je vu un homme qui boitait ? Quel feu ? Celui qui a détruit les lignes téléphoniques ?

Il eut la brusque impression d’être lui-même l’homme qui boitait. Le feu et la grotte lui échappaient.

Dasein sentit qu’il ne raisonnait pas mais jouait avec des souvenirs anciens. Des images – des étiquettes pour désigner des objets sous les yeux de son imagination. Voiture : il voyait la vieille berline astiquée de Jersey Hofstedder. Clôture : Il voyait la clôture grillagée ceinturant la Coopérative. Ombres : Il voyait des ombres désincarnées.

Que m’arrive-t-il ?

La faim lui donnait des frissons… il transpirait. La sueur dégouttait de son front, de ses joues. Il en sentit le goût sur ses lèvres. Il ouvrit la vitre, laissa le vent froid le fouetter.

Arrivé au tournant où le premier soir il s’était arrêté, Dasein se rangea sur le bas-côté, coupa le moteur, éteignit les phares. Les nuages avaient disparu, une lune argentée, gibbeuse, affleurait l’horizon. Il observa la vallée : les lumières largement espacées, le reflet bleu-vert des serres, loin sur la gauche, l’activité bourdonnante de la coopérative, à l’extrême droite.

De cette hauteur, Dasein se sentait détachée de tout ceci, isolé. L’obscurité l’encerclait.

Une grotte ? Il s’interrogea.

Le Jaspé ?

Il était difficile de réfléchir avec ce corps qui se comportait d’une manière si étrangement désordonnée. Son épaule l’élançait. Il avait une boule de douleur dans son poumon gauche. Il avait conscience d’un tendon de sa cheville gauche – aucune douleur, mais la constatation d’une faiblesse en ce point précis. Son esprit pouvait tracer clairement le sillon qui marquait sa poitrine là où elle s’était écorchée contre les éclats de la rampe lorsque Burdeaux l’avait hissé.

Une image de la carte suspendue dans le bureau de George Nis surgit en un éclair, puis disparut.

Il se sentait possédé. Quelque chose s’était emparé de son corps. C’était une pensée venue de la nuit des temps, effrayante. Folle. Il agrippa le volant, crut le sentir se tordre sous ses doigts, en arracha ses mains.

Il avait la gorge sèche.

Il se prit le pouls, les yeux fixés sur le cadran lumineux de sa montre. La trotteuse progressait de manière anormale. Ou alors c’était son pouls, trop rapide, erratique. Quelque chose altérait sa perception du temps.

Ai-je été empoisonné ? Y avait-il quelque chose dans le dîner de Piaget ? De la ptomaïne ?

La cuvette sombre de la vallée était comme une main sinistre, prête à se tendre pour le saisir.

Le Jaspé, songea-t-il. Le jaspé.

Que signifiait tout ceci ?

Il sentait une singularité, une solitude collective centrée sur la Coopérative. Il s’imagina une présence tapie dans l’ombre, planant aux limites de la conscience.

Dasein posa la main sur le siège. Ses doigts tâtèrent la serviette bourrée de notes et de documents, de toutes ces choses qui le désignaient comme un scientifique. Il essaya de se raccrocher à cette idée.

Je suis un scientifique. Ce sentiment de malaise. Tante Nora appellerait ça « des vapeurs ».

La tâche du scientifique était claire à son esprit : il lui fallait s’insinuer dans l’univers de Santaroga ; trouver sa place au sein de leur singularité, vivre pour un temps leur existence, penser comme ils pensaient. C’était le seul et unique moyen de sonder le mystère de la vallée. Il y avait un état d’esprit Santarogan. Il devait l’adopter, comme on enfile un vêtement, l’adapter à sa compréhension.

Cette pensée s’accompagnait de l’impression d’un viol de sa conscience intime : il sentait qu’une créature ancestrale s’était éveillée et l’examinait. Envahissant son subconscient, curieuse, pressante, sans repos – uniquement perçue par réflexion : indistincte, floue… mais réelle. Elle se mouvait avec lui, lourde et encombrante.

La sensation se dissipa.

Une fois disparue, Dasein sentit en lui un vide tel qu’à lui seul il expliquait le concept même de vacuité. Il se sentait flotter comme une coquille vide perdue dans une mer infinie, craignant le moindre courant, la moindre houle qui pourrait l’emporter.

Il se savait en train d’opérer un transfert : il avait peur de retourner dans la vallée, et peur de fuir. Le Jaspé.

Il lui restait encore une chose à faire, il le savait. À nouveau, il se remémora la carte sur le mur derrière George Nis, visualisa le réseau noir des affluents, enchaînés comme des ganglions.

La grotte.

Il frissonna, scruta le remue-ménage lointain qui marquait la présence de la coopérative. Qu’est-ce qui se cachait là-bas derrière la clôture, les chiens, les gardes et le tout-terrain qui rôdait ?

Il y avait peut-être un moyen de le découvrir.

Dasein descendit du camion, verrouilla la cabine. La seule arme qu’il put dénicher dans la cellule aménagée était un couteau de chasse rouillée dans sa gaine moisie. Il le passa à sa ceinture, maladroitement, de sa seule main valide : il savait bien que son comportement était ridicule mais en même temps restait intimement convaincu de l’existence d’un danger. Il y avait aussi une lampe torche. Il la fourra dans sa poche.

Le mouvement avait réveillé la douleur de son épaule. Dasein l’ignora, se disant qu’il serait trop facile de se trouver une excuse matérielle pour ne pas faire ce qu’il savait devoir faire.

Une piste étroite descendait de la colline à partir de l’extrémité de la rambarde de protection. Dasein s’y fraya un chemin, se repérant au clair de lune, jusqu’à ce que la piste le mène dans un fourré noyé d’ombre.

Les branches s’accrochaient à ses vêtements. Il s’enfonça au travers, guidé par la lune et par le mouvement de la Coopérative, visible chaque fois qu’il passait une crête. Quel que fût le mystère de Santaroga, Dasein savait que sa réponse se trouvait derrière cette clôture.

À un moment, il trébucha et glissa sur la pente jusqu’au lit asséché d’un torrent. Suivant ce dernier, il déboucha sur une minuscule plaine alluviale qui s’ouvrait sur une vue panoramique de la Coopérative et de la vallée baignée dans les rayons de la lune. Par deux fois, il effraya des biches qui détalèrent en bondissant dans l’obscurité. Les fourrés bruissaient tandis que de petits animaux s’enfuyaient à sa bruyante approche.

Suivant une piste de gibier étroite il parvint finalement à un éperon rocheux qui dominait de cent cinquante mètres la clôture de la Coopérative, distante d’environ un kilomètre. Dasein s’assit sur une roche pour reprendre son souffle. Dans le silence soudain, il perçut le bruit d’un moteur puissant qui peinait quelque part sur sa droite. Une lumière balaya le ciel. Il se recula en rampant jusqu’à l’abri des broussailles, et s’accroupit.

Le bruit du moteur allait s’amplifiant. Une paire de roues géantes masqua les étoiles en débouchant au sommet de la colline derrière lui. De quelque part au-dessus des roues jaillit un faisceau lumineux qui explora le maquis, fouillant, s’arrêtant, repartant, d’avant en arrière.

Dasein avait reconnu le tout terrain. Le monstrueux véhicule était à une soixantaine de mètres. Il se sentait exposé, nu derrière le maigre écran de broussailles qui seul s’interposait entre cette créature de cauchemar et lui. Le pinceau lumineux lécha les feuilles au-dessus de sa tête.

Il arrive, se dit-il. Il va descendre la colline droit sur moi.

Le son du moteur avait décru au moment où le tout terrain s’était arrêté pour scruter les environs. Il était si proche que Dasein pouvait entendre le gémissement d’un chien. Il se souvint des bergers allemands qui accompagnaient Marden.

Les chiens vont me sentir.

Il essaya de se faire aussi petit que possible.

Le bruit du moteur grossit brusquement.

Dasein déplaça une branche, risqua un regard au travers des broussailles, prêt à bondir pour prendre la fuite. Mais l’énorme engin contourna la crête au sommet de laquelle il avait émergé. Il traversa les collines au-dessus de Dasein, le bruit et la lumière s’éloignèrent.

Une fois qu’il eut disparu, Dasein attendit un moment pour se ressaisir, puis rampa jusqu’au bord de l’escarpement rocheux. Il vit alors pourquoi le véhicule n’était pas descendu vers lui : c’était un cul-de-sac, aucune piste praticable. Il lui faudrait remonter par où la machine était venue, suivre sa trace jusqu’à ce qu’il retrouve un chemin vers le bas.

Il s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’il remarqua une faille noire au bord de la corniche sur sa droite. Dasein s’approcha, regarda vers le bas dans l’obscurité. La faille n’avait guère plus d’un mètre de large ; elle s’ouvrait sur le flanc de la falaise, s’enfonçait en coin sur une profondeur de six mètres. Dasein s’agenouilla, risqua un bref coup de torche. Le faisceau lumineux révéla une cheminée aux bords lisses qui donnait sur une autre corniche. Mais surtout, une piste en partait, visible au clair de lune.

Dasein glissa les pieds par-dessus le rebord de la cheminée, resta assis, les jambes ballant dans l’obscurité, à considérer le problème. Son épaule blessée le faisait hésiter. En temps normal, il y serait allé, descendant le dos appuyé contre une paroi, les pieds contre l’autre. C’était dangereux, certes – mais il l’avait fait bien des fois sur des passages plus escarpés que celui-ci. L’autre surplomb n’était pas à plus de quinze mètre en dessous.

Il jeta un coup d’œil circulaire en se demandant s’il oserait prendre le risque. À cet instant lui revint à l’esprit qu’il avait oublié de poster les doubles de ses notes à Selador. Cela lui fit l’effet d’une douche froide. Il sentait que son propre corps l’avait trahi, avait conspiré contre lui.

Comment ai-je pu oublier ? C’était une pensée où se mêlaient la colère et la peur. Ses paumes étaient moites de transpiration. Il consulta le cadran lumineux de sa montre : presque minuit. Il fut alors envahi du désir presque insurmontable de rebrousser chemin jusqu’à la route, jusqu’à son camping-car.

Ce dont il avait soudain le plus peur, c’était des réactions de son propre corps et non du danger éventuel que pouvait receler l’obscurité ou sa descente dans cette simple cheminée rocheuse. Dasein était assis, envahi de frissons, repris par ce sentiment de possession.

C’était de la démence !

Il hocha la tête avec colère.

Il n’était pas question de reculer ; il fallait qu’il descende, arrive à pénétrer dans la Coopérative, en dévoile les secrets. Stimulé par sa colère, Dasein tâta du pied la cheminée, trouva la paroi opposée, glissa de son perchoir et commença de descendre. À chaque mouvement de son dos, son épaule lui lançait des coups de poignard. Il serra les dents, se fraya un chemin à tâtons dans l’obscurité. La roche lui écorchait le dos. À un moment son pied droit glissa et il se tordit le gauche pour se rattraper.

Une fois atteint le bas de la cheminée, c’était presque « une sinécure : une pente d’éboulis qui cascadait jusqu’à la piste qu’il avait pu discerner depuis le sommet.

Dasein resta quelques instants sur le sol pour reprendre son souffle et laisser s’atténuer la douleur de son épaule. Puis il se releva, repéra le tracé de la piste qui descendait sur la droite sous le clair de lune. Il se glissa parmi les fourrés et déboucha sur une prairie inclinée sur laquelle se détachaient les ombres obscures de quelques chênes. La lune se reflétait sur la barrière métallique à l’extrémité du pré. Ainsi donc, c’était là la ligne de démarcation. Il se demanda s’il serait capable de l’escalader avec une seule main valide. Ce serait frustrant d’être venu de si loin pour être arrêté par une simple barrière.

Alors qu’il examinait les lieux, il prit conscience d’un bourdonnement sourd. Il provenait de sa droite. Il scruta l’obscurité pour en localiser la source. Y avait-il un reflet métallique là-bas, un objet circulaire qui émergeait de la prairie ? Il s’accroupit dans l’herbe sèche. L’odeur de champignons était pénétrante : il la reconnut brusquement – l’odeur du Jaspé. Dasein se rendit compte qu’il examinait en fait un ventilateur.

Un ventilateur !

Il se releva, traversa la prairie en direction du bruit. Il n’avait plus aucun doute sur son origine, ni sur les bouffées d’air saturé de Jaspé qui l’entouraient maintenant. Il y avait là sous le sol une énorme soufflerie.

Dasein s’arrêta près de la bouche d’aération. Elle avait environ un mètre vingt de diamètre, dépassait le sol d’une hauteur équivalente. Un chapeau conique la surmontait. Il était sur le point d’en examiner la fixation lorsqu’il entendit un bruit en provenance de la clôture : des reniflements, des craquements de branches. Il se tapit derrière l’aérateur au moment où deux gardes en uniforme débouchaient d’un taillis derrière le grillage, retenant des chiens qui tiraient sur leur laisse en flairant avidement le sol.

Si jamais ils me sentent…

Il se colla contre l’aérateur, retenant sa respiration. Quelque chose lui chatouillait la langue. Il avait envie de tousser, de s’éclaircir la gorge ; il parvint à se retenir. Chiens et gardes s’étaient arrêtés justes en dessous de lui.

Un pinceau de lumière balaya le ventilateur, le sol de part et d’autre. L’un des chiens poussa un gémissement. Il y eut un cliquetis, un garde aboya un ordre bref.

Dasein retenait son souffle.

Encore un cliquetis. Le bruit des gardes et des chiens se déplaça le long de la clôture. Dasein risqua un œil derrière l’aérateur. Ils scrutaient à la lampe torche le bas de la clôture, à la recherche de traces. Un garde se mit à rire. Dasein sentit une brise légère lui effleurer les joues, s’aperçut qu’il était sous le vent des animaux : il se détendit quelque peu. Le cliquetis se fit à nouveau entendre. Dasein vit qu’il provenait de la baguette que l’un des gardes promenait le long du grillage.

Leur apparente insouciance le fit se détendre encore plus. Il prit une profonde inspiration. Ils franchissaient maintenant un monticule, bien plus bas. Ils s’enfoncèrent dans la nuit.

Dasein attendit de ne plus les entendre avant de se redresser. Il reprit son examen de l’aérateur, hocha la tête. Une grille épaisse se trouvait sous le chapeau de tôle. Le faisceau de sa lampe lui révéla que ces deux éléments étaient soudés ensemble et fixés au corps de l’aérateur par de longues vis à métaux.

Dasein sortit son couteau de chasse, s’attaqua à l’une des vis. Il y eut un grincement de métal contre le métal lorsqu’il tourna. Il cessa. Tendit l’oreille. Ne discerna que les bruits de la nuit. Il y avait une chouette quelque part au-dessus de lui, dans le taillis. Son appel lugubre flottait dans la nuit. Dasein se remit à sa vis. Elle tomba dans sa main, il l’empocha et passa à la suivante. Il y en avait quatre en tout.

Une fois la dernière vis ôtée, il éprouva la résistance de la grille : elle se souleva, avec le couvercle, dans un grincement de métal malmené. Il braqua sa torche à l’intérieur et découvrit des parois métalliques lisses qui descendaient verticalement sur cinq mètres environ avant de faire une courbe dans la direction des collines.

Dasein remit en place grille et couvercle et se mit à fureter sous les chênes jusqu’à ce qu’il trouve une branche morte de près de deux mètres. Il s’en servit pour maintenir ouverts la grille et le couvercle, puis scruta de nouveau avec sa lampe le conduit d’aération.

Il s’aperçut qu’il aurait besoin de ses deux mains pour y pénétrer. Pas d’autre solution. En grinçant des dents, il ôta le bandage, le fourra dans sa poche. Même sans, il savait fort bien que son bras ne lui serait pas d’un grand secours… sauf peut-être en cas d’urgence. Il tâta le rebord du conduit – du métal, coupant, non ébarbé. La bande ! pensa-t-il. Il la ressortit, en fit un bourrelet protecteur grâce auquel il put se hisser sur le rebord du puits. Le bourrelet glissa et il sentit l’arête métallique lui racler l’estomac. Agrippant l’arête, il bascula son corps sur la face intérieure. La tôle arracha les boutons de sa chemise. Il les entendit cliqueter quelque part en dessous Sa main valide trouva prise sur un coin du bourrelet ; il se laissa glisser, la douleur éclata dans son épaule blessée. Il lança les pieds contre la paroi opposée, se retourna, se cala, le dos et les pieds en appui. Il sortit le couteau de sa gaine, tendit le bras, fit basculer la cale de bois.

La grille et le chapeau retombèrent avec un bruit qu’on avait dû entendre, il en était sûr, à des kilomètres. Il attendit, écouta.

Le silence.

Lentement, pouce par pouce, il entreprit la descente.

Ses pieds avaient atteint la courbe. Il se redressa, alluma sa torche. Le conduit s’enfonçait sous la colline en suivant une pente douce, d’environ vingt degrés. Il sentit quelque chose de mou sous son pied : la lumière lui révéla le bandage. Il le ramassa. Le devant de sa chemise lui collait à la peau. À la lueur de sa lampe il découvrit une tache humide et rouge, un lambeau de peau qu’avait arraché le rebord de tôle. Une éraflure insignifiante, en comparaison de sa douleur à l’épaule.

Je suis propre ! se dit-il. Que diable suis-je venu faire ici ?

La réponse était là dans son esprit, nette et troublante. Il était ici parce qu’on l’avait poussé dans une voie à sens unique, aussi étroite et directe que l’était ce conduit d’aération. Selador et ses amis bordaient un côté du passage ; Jenny et ses compatriotes, l’autre côté.

Et lui était là, au milieu.

Dasein déroula le bandage : il était déchiré mais pouvait encore servir. Il en prit une extrémité entre les dents, et réussit tant bien que mal à le remettre à peu près dans sa position initiale.

Il ne pouvait avancer que dans un seul sens désormais.

Il se mit à genoux, et rampa en marche arrière le long de la rampe, scrutant de temps à autre l’obscurité avec sa lampe torche.

L’espace confiné était envahi par l’odeur du Jaspé : une odeur piquante de champignons. Il avait la nette impression qu’elle lui clarifiait les idées.

Le boyau s’enfonçait… s’enfonçait… Il progressait pas à pas. Il estima que le conduit s’infléchissait progressivement vers le sud, tandis que sa pente augmentait. À un moment il dérapa, glissa sur six ou sept mètres, se coupa la main gauche contre un rivet. Sans pouvoir l’affirmer, il avait l’impression que le bruit de la soufflerie s’était accru.

Le conduit tournait, tournait encore. Dans l’obscurité Dasein avait perdu tout sens de l’orientation. Pourquoi avaient-ils construit ce puits d’aération avec autant de coudes ? Avaient-ils suivi une faille naturelle de la roche ? Cela semblait probable.

Son pied gauche déboucha sur le vide.

Dasein s’immobilisa, alluma sa lampe. Sa faible lueur illuminait une paroi de métal lisse deux mètres plus loin. Devant, il y avait un carré d’ombre. Tournant le faisceau vers le bas, il éclaira une sorte de caisson profond d’un mètre cinquante environ, fermé d’un côté par une grille épaisse. Le bruit du moteur de ventilateur provenait de derrière cette grille : il était nettement plus fort.

S’accrochant d’une main à la grille, Dasein descendit dans le caisson. Il l’examina en détail pendant un moment. La paroi qui faisait face à la grille semblait différente des autres : Elle possédait six boulons à tête ronde, maintenus par des pattes métalliques qui semblaient destinées à les tenir en place tandis qu’on serrait les écrous sur l’extérieur.

Dasein souleva l’une des pattes avec son couteau. Tourna le boulon. Il bougeait facilement, trop facilement. Il tira dessus, reprit son mouvement tournant. Cette fois il dut faire un effort plus grand, couronné de succès car le boulon saillit peu à peu. De l’autre côté, l’écrou tomba. Dasein l’entendit heurter un plancher de bois.

Il attendit, guettant une éventuelle réaction. Rien.

Il colla l’œil contre l’orifice ainsi libéré, n’entrevit qu’une étrange lueur rougeâtre. À mesure qu’il accommodait il put distinguer un fragment de grillage robuste derrière lequel étaient empilés des paquets.

Il se recula. Après tout, Nis avait parlé d’une cave de stockage.

Dasein renouvela l’opération avec les autres boulons. Il laissa en place celui du coin supérieur droit, tordit la porte métallique et la fit basculer sur le côté. Juste sous lui se trouvait une passerelle en bois. Sur les planches il y avait trois écrous papillons. Dasein se glissa sur la passerelle, récupéra les écrous à ailettes. À l’évidence, les autres avaient dû dégringoler par les interstices des planches. Il jeta un coup d’œil circulaire, étudia soigneusement l’endroit, assimilant ce qu’il lui révélait.

C’était une grotte troglodyte éclairée par une pâle lumière rouge. Elle provenait de globes situés de part et d’autre de la passerelle qui projetaient des ombres énormes sur la paroi rocheuse derrière la paroi du conduit d’aération et sur des rangées superposées de compartiments grillagés. Les cages étaient emplies de paquets : Dasein avait l’impression de voir une banale chambre froide.

L’odeur humide et pénétrante du Jaspé l’entourait.

Un panneau sur sa droite, au pied de la passerelle désignait cette zone comme la « Salle 21 – D-1 à J-5 ».

Dasein reporta son attention sur le boyau de ventilation, remit en place trois des écrous, rajusta de force le panneau du regard. La tôle avait une marque là où il l’avait tordue mais il estima que ce détail échapperait à une inspection de routine.

Il regarda au-dessus puis en dessous de la passerelle.

Où trouverait-il un compartiment qu’il puisse ouvrir pour en examiner le contenu ? Il traversa pour gagner le côté opposé au regard du conduit de ventilation, à la recherche d’une porte. Pourrait-il en trouver une laissée déverrouillée par un Santarogan négligent ? Il n’y avait en apparence aucune porte dans le premier compartiment qu’il inspecta. Cette absence le troublait : il devait y avoir une porte !

Il recula, étudia la rangée de compartiments, étouffa une exclamation en découvrant la réponse : Le devant des compartiments glissait latéralement dans des gouttières en bois… et il n’y avait pas de serrure. De simples loquets les tenaient fermés.

Dasein ouvrit l’un des compartiments, en sortit une petite boîte en carton. L’étiquette indiquait : « Pommes sauvages au sucre de Tatie Beren. Exp. avril 55. » Il remit en place le carton, prit un paquet en forme de salami. Sur l’étiquette, il lut : « Andouillette exposée début 1929. » Il reposa l’andouillette, referma le compartiment.

Exposée ?

Méthodiquement, Dasein descendit la rangée du Hall 21, examinant un ou deux paquets à chaque compartiment. La plupart du temps ils portaient la mention « Ex » suivie d’une date. Sur les plus anciens la mention était libellée complètement.

Exposé.

Dasein sentait son esprit tourner à toute vitesse.

Exposé à quoi ? Et comment ?

Un bruit de pas sur la passerelle inférieure derrière lui le fit tourner brusquement, les muscles bandés. Il entendit le bruit d’un compartiment qu’on ouvrait. Un froissement de papier.

Doucement, Dasein s’éloigna le long de la passerelle. Il atteignit un escalier : fallait-il monter ou descendre ? Il hésita. Il ne pouvait savoir avec certitude s’il s’enfonçait ou non dans le réseau de grottes. Il y avait une autre passerelle au-dessus de lui ; encore au-dessus, la voûte rocheuse était à peine visible. Il y avait semblait-il au moins trois rangées de passerelles en dessous de lui.

Il choisit de monter, passa lentement la tête au-dessus du plancher de la galerie supérieure, regarda de chaque côté.

Vide.

Ce niveau était identique au précédent à l’exception de la voûte du plafond. La roche s’apparentait au granité mais avec des veines brunes et huileuses.

Progressant aussi silencieusement que possible, Dasein prit pied sur la passerelle et rebroussa chemin en direction de l’aérateur, tâchant de repérer à l’oreille la personne qu’il avait entendue sur la galerie inférieure.

Quelqu’un sifflotait là-dessous ; une ritournelle idiote qui se répétait indéfiniment. Dasein s’adossa contre une cage, regarda par les interstices du plancher. Il entendit un grincement de bois qui frottait contre du bois. Le sifflotement s’éloigna vers la gauche, se fondit dans le silence.

Donc, la sortie était sans doute par là.

Il avait entendu la personne en dessous sans pouvoir l’apercevoir. Une constatation qui était valable dans les deux sens.

Posant ses pieds avec précaution, Dasein avança le long de la passerelle. Il tomba sur un croisement, regarda de chaque côté : Vide. L’obscurité semblait plus épaisse sur la gauche.

Dasein s’aperçut que jusqu’à présent il ne s’était pas soucié de la façon dont il allait sortir du dédale de ces cavernes. Il avait été trop absorbé par son désir de résoudre le mystère. Mais le mystère subsistait… et lui se trouvait ici.

Je ne vais pas me contenter de marcher jusqu’à la sortie, se demanda-t-il. Ou peut-être que si ? Que pouvaient-ils me faire ?

L’élancement de son épaule, le souvenir du bec de gaz, le fait que les deux enquêteurs précédents avaient trouvé la mort dans cette vallée : autant de réponses suffisantes à sa question, se dit-il.

Il entendit le bruit d’une porte de bois devant lui, au niveau inférieur. Des pas résonnaient sur une passerelle, deux personnes au moins… peut-être plus. Le bruit de la course s’arrêta juste en dessous de lui. Puis ce fut une conversation à voix basse, en grande partie inintelligible, mais qui résonnait comme des instructions. Dasein ne put y reconnaître que trois mots : « …retourner… » « …au fond… » et un troisième qui le poussa à s’enfoncer en silence au pas de course dans le passage obscur qui s’ouvrait à sa gauche :

« …ventilateur… »

Juste en dessous de lui, un homme avait dit « ventilateur » d’une voix sèche et nette.

Le martèlement des pas reprit alors, se dispersant au long des passerelles.

Dasein cherchait désespérément un endroit où se cacher. Il percevait, quelque part en dessous, un bruit de machines. La galerie tournait sur la gauche selon un angle d’environ quinze degrés et il remarqua que les parois de la caverne se rapprochaient – les rangées étaient moins nombreuses, les compartiments plus étroits de chaque côté. Le passage retourna sur la droite encore plus brusquement ; il n’y avait plus désormais que deux passerelles : la sienne, et celle du dessous avec une seule rangée de compartiments de part et d’autre.

Il s’était jeté dans une impasse latérale, comprit-il soudain. Pourtant le bruit de machines persistait devant lui.

Sa passerelle se terminait par un escalier en bois qui descendait. Il n’y avait pas le choix. Il entendait un bruit de course derrière lui.

Dasein descendit.

L’escalier tournait à gauche vers un passage rocheux : ici, pas de compartiments, mais une simple grotte. Une porte à persienne sur la droite. On entendait derrière le bruit d’un moteur électrique. Son poursuivant était arrivé en haut de l’escalier.

Dasein ouvrit la porte, se glissa à l’intérieur, la referma. Il se retrouva dans une chambre rectangulaire de cinq mètres sur sept et de cinq mètres de plafond. Une rangée de moteurs électriques s’alignait sur la paroi de gauche. Dans leur prolongement, des tuyères métalliques dans lesquelles tournaient les pales de ventilateurs. Le mur du fond n’était qu’une gigantesque grille métallique par laquelle il pouvait sentir l’air s’engouffrer. La cloison de droite était encombrée par un empilement de boîtes en carton, de sacs et de caisses en bois. Il restait un espace sombre entre le sommet de la pile et le plafond. Dasein grimpa, s’y laissa glisser et faillit tomber dans le creux, dégagé de caisses et de sacs près de la cloison. Il se faufila dans cette cachette sentit sous lui une sorte de couverture. Sa main rencontra un objet métallique. Au toucher, il reconnut une torche électrique.

La porte s’ouvrit avec fracas. Il entendit des pas dans le local. Quelqu’un s’approcha de l’autre bout de la pile. Une voix de femme dit : « rien par ici. »

Puis il entendit le bruit de quelqu’un qui sautait avec légèreté sur le sol.

Cette voix féminine avait quelque chose de familier. Dasein aurait juré l’avoir déjà entendue.

Un homme dit : « Pourquoi t’es-tu précipitée de ce côté ? Tu avais entendu quelque chose ?

— J’ai cru, mais je n’étais pas sûre.

— Tu es certaine qu’il n’y a personne en haut de la pile ?

— Vas-y voir toi-même.

— Bon sang, j’aimerais bien qu’on puisse utiliser de la lumière là-dedans !

— Allons, commence pas à faire des idioties !

— Ne t’inquiète pas pour moi. Sacrée Jenny, en tout cas : s’embringuer avec un étranger !

— Fiche-lui la paix. Elle sait ce qu’elle fait.

— J’espère bien, mais sûr que ça nous donne bêtement du travail supplémentaire, et tu n’ignores pas ce qui peut nous arriver si on ne le retrouve pas en vitesse…

— Alors, dépêchons-nous. »

Ils sortirent, refermèrent la porte.

Dasein ne bougea pas, pesant les implications de ce qu’il venait d’entendre. Jenny savait ce qu’elle faisait, donc. Et qu’arriverait-il s’ils ne le retrouvaient pas ?

C’était agréable de pouvoir s’étendre sur les couvertures. La douleur de son épaule était un élancement incessant. Il prit la torche qu’il avait trouvée, en pressa l’interrupteur. Une lumière rougeâtre jaillit. Elle lui permit de découvrir un nid minuscule : des couvertures, un oreiller, une gourde à demi pleine d’eau. Il en but avidement, lui trouva un goût prononcé de Jaspé.

Il supposa que rien dans ces grottes ne pouvait y échapper.

Un accès de frisson s’empara de ses muscles. Il tremblait en remettant le bouchon de la gourde. Lorsque ce fut passé, il resta les yeux fixés sur la gourde qu’éclairait la lueur livide de la torche.

Rien dans ces grottes ne pouvait échapper au goût du Jaspé !

C’était donc ça !

L’exposition !

Une chose qui existait dans ces cavernes – une moisissure, une fongosité, quelque chose en rapport avec les champignons et les lieux obscurs, et qui ne supportait pas le transport… un produit Jaspé qui imprégnait tout ce qu’on soumettait à son action.

Mais pourquoi fallait-il absolument garder ceci secret ? Pourquoi les chiens et les gardes ?

Il entendit la porte se rouvrir, se refermer. Il éteignit sa torche. Quelqu’un courait d’un pas léger sur le sol rocheux et s’arrêtait juste en dessous de lui.

— Gilbert Dasein ! chuchota une voix.

Il se raidit.

— C’est moi. Willa Burdeaux. Willa, l’amie de Jenny. Je sais que vous êtes là-haut, dans la cachette que Cal nous a faite. Maintenant, vous m’écoutez. Arnulf va revenir et il faut que je sois sortie d’ici avant. Vous n’avez pas beaucoup de temps. Il y a trop de Jaspé dans cette pièce pour quelqu’un qui n’y est pas accoutumé. Vous en respirez, il s’immisce dans vos pores, et partout.

Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda Dasein.

Il rampa hors de son refuge, se pencha et vit en dessous de lui le visage sombre, d’une beauté sévère, de Willa Burdeaux.

— Pourquoi ne dois-je pas trop en absorber ? demanda-t-il.

— Jenny ne vous a-t-elle donc rien expliqué ? soupira-t-elle. Bon, on n’a pas le temps maintenant. Il faut que vous sortiez d’ici. Avez-vous une montre ?

— Oui, mais…

— Pas le temps d’expliquer. Écoutez-moi simplement. Donnez-moi quinze minutes pour éliminer Arnulf. C’est un tel poseur… Dans quinze minutes, vous sortez de cette pièce. Vous tournez à gauche, par là où vous êtes venu, mais vous descendrez au lieu de monter. Vous prenez à gauche au deuxième croisement, et ensuite, toujours à gauche. C’est facile à se rappeler. Toujours à gauche. Vous prenez la rampe de sortie du Hall 2-G. J’ai laissé la porte déverrouillée. Refermez-la derrière vous. Il y a une vingtaine de pas jusqu’à la porte de secours qui est droit devant. Elle n’est pas verrouillée non plus. Sortez et refermez-la, L’Auberge est juste en face. Vous devriez être capable d’y arriver tout seul.

— Apparemment vous n’avez pas chômé.

— J’étais dans le bureau quand ils ont déclenché l’alarme. Maintenant, vous vous planquez et vous faites exactement ce que je vous ai dit.

Dasein réintégra sa planque.

La porte s’était refermée. Il regarda son bracelet-montre : trois heures moins cinq. Déjà !

Pouvait-il faire confiance à Willa Burdeaux ? Il se posait la question.

Il y avait quelque chose dans ce visage noir de farfadet, une intensité… Dasein repensa aux compartiments débordants de nourriture, tous ouverts. Pourquoi cette preuve d’honnêteté foncière devait-elle l’alarmer ? Peut-être que ce n’était pas de l’honnêteté. La peur aussi pouvait contrôler le comportement.

Pouvait-il croire Willa ? Avait-il le choix ?

Ainsi donc c’était là le lieu de rendez-vous que Cal Nis avait aménagé pour eux deux. Pourquoi pas ? Les amoureux aimaient en général la solitude.

Jenny savait ce qu’elle faisait.

Que savait-elle ?

Il se sentait l’esprit clair, comme lubrifié, tournant à un rythme endiablé. Quel était le danger de l’exposition au Jaspé ? Il se rappela la chaîne d’ouvriers amorphes qu’il avait entrevus là-haut, à la Coopé.

Était-ce là ce qui se produisait ?

Dasein lutta contre le frisson qui s’emparait de lui.

Le moment de la décision, à trois heures dix, était venu plus vite qu’il l’aurait désiré. Il n’avait pas le choix et il le savait. Son épaule était engourdie, sa poitrine et son ventre éraflés le brûlaient douloureusement. En se tenant l’épaule, Dasein se glissa au bas de l’empilement des caisses.

La porte de la rampe était déverrouillée, comme l’avait promis Willa. Il sortit, déboucha dans une cour latérale obscure, hésita. Les étoiles dans le ciel paraissaient froides et proches. Il faisait effectivement froid. Il sentit la chair de poule sur ses bras. Il n’y avait pas de trace de garde aux alentours mais il aperçut des lumières, des mouvements, très loin sur le flanc de la colline.

Refermer la porte de la rampe, avait-elle dit.

Dasein verrouilla la porte, traversa la cour comme une flèche. Il y avait un étroit portillon dans le grillage de clôture. Les charnières grinçaient, le loquet était anormalement bruyant. Un cadenas y pendait. Il le referma.

Un étroit sentier longeait la clôture en direction de la route. L’Auberge était en face, obscure, mais accueillante. Un faible rai de lumière marquait la double porte. En se guidant de sa lampe, Dasein clopina le long du chemin et traversa la route.

Le hall était désert ; presque toutes ses lampes éteintes. Quelqu’un ronflait dans la pièce du standard, derrière la réception.

Dasein se dirigea vers l’escalier sur la pointe des pieds, le gravit, et prit le couloir menant à sa chambre.

La clé ? – l’avait-il prise ou bien laissée dans le camion ?… Non, elle était là, dans sa poche. Il ouvrit doucement la porte, pénétra dans la chambre obscure. Il n’y avait passé qu’une nuit et pourtant elle lui faisait soudain l’effet d’un refuge.

Le camion ! Il était toujours là-haut sur la route de Porterville. Et merde ! Il demanderait qu’on le conduise là-bas demain pour le ramener.

Cette Willa Burdeaux ! Pourquoi avait-elle fait tout cela ?

Dasein commença à se déshabiller. Il ne voulait rien de plus qu’une douche brûlante et un bon lit. Il était malaisé de se dévêtir dans l’obscurité mais il savait qu’une lampe pouvait trahir l’heure de son retour.

Quelle différence après tout ? Il se le demanda. Ses vêtements, déchirés, maculés de poussière, encore imprégnés de l’odeur de la cave, étaient là pour prouver à l’évidence où il s’était rendu et ce qu’il avait fait.

Brusquement, il sentit qu’il était inutile de continuer à se dissimuler.

Furieux contre lui-même, il alluma.

Juste devant lui, sur la table de nuit, il y avait une bouteille de bière. Un mot y était attaché. Dasein le prit et lut : « Ce n’est pas grand-chose mais c’est tout ce que j’ai pu trouver. Vous en aurez besoin demain matin. J’appellerai Jenny pour lui dire que vous allez bien. – Willa. »

Dasein saisit la bouteille, regarda l’étiquette. Il y avait dessus un tampon bleu : « Exposée en janvier 1959 ».

La barriere Santaroga
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